Sur les Sentiers de la Gloire : représenter l’ennemi

L’objectif de ce bref article est de présenter la question de l’hostilité et de l’ennemi qui sera thématisée dans mes prochaines publications sur cette plateforme. Je propose d’analyser la dernière scène du film de Stanley Kubrick intitulé Les Sentiers de la Gloire (Paths of Glory). Film en noir et blanc de 1957, la guerre des tranchées de 14-18 y est mise en scène à partir du point de vue de l’armée française. L’ennemi, à savoir l’unité formée par les soldats des différents corps d’armée de l’Empire Allemand (ou Deuxième Reich), n’apparaît que par la médiation de tirs meurtriers, jamais directement. Sauf dans la dernière scène : lorsque la situation hostile devient rapport réfléchi à l’hostilité, lorsqu’une volonté de destruction remonte à sa possibilité, perd ses fondements et n’apparaît plus nécessaire. En ce sens, cette scène présente une mise en image de la contingence inhérente à la constitution d’un objet politique : l’ennemi.

 

 

L’élément narratif du film naît d’une décision militaire d’ordre tactique. Celle-ci est conforme à la stratégie de l’attaque à outrance, préconisée à l’époque entre autres par Foch et essentiellement par l’armée française, suivant un modèle assez peu clausewitzien puisque le théoricien du 19e siècle accordait toujours la supériorité militaire à la défense. Dans le film, l’état-major français ordonne de lancer une offensive quasiment impossible sur la « colline aux fourmis ». Repoussé par le feu ennemi, le 701e régiment – qui au passage n’a jamais existé – commandé par le colonel Dax, rôle joué par Kirk Douglas, doit se replier. Le général Mireau, chef de l’offensive, observe la scène de loin en sécurité dans un bunker et demande alors de traduire en conseil de guerre le régiment entier pour « lâcheté face à l’ennemi ». Malgré l’opposition de Dax, avocat dans la vie civile, trois hommes tirés au sort se trouvent condamnés à mort et exécutés. Dax avait entre-temps soumis au général Broulard, chef de l’état-major, les preuves que le général Mireau avait ordonné à l’artillerie de tirer sur le régiment dans les tranchées françaises pendant l’attaque lorsque les soldats, confrontés au massacre de leurs camarades, avaient refusé de s’exposer sur le champ de bataille. Broulard révoque alors Mireau et propose son poste à Dax en croyant que celui-ci a agi par simple ambition carriériste, comme tout fonctionnaire responsable de la défense de l’État. Dax, personnage central du film du fait de son grade de colonel qui lui permet de communiquer avec le simple soldat comme avec la tête de l’armée, refuse avec véhémence. La dernière scène a lieu juste après.

Le colonel Dax sort du bâtiment de l’état-major pour se rendre dans ses quartiers. Au moment d’en ouvrir la porte, il entend des cris et des sifflements en provenance d’une sorte de café-théâtre, situé juste à côté. En restant à l’extérieur de l’établissement et à distance de l’assemblée de soldats, réunie devant une scène avec un piano, le spectateur perçoit l’action du point de vue du colonel, même si par la suite l’action est filmée à l’intérieur. Un présentateur intervient ainsi dans un plan orienté sur la scène. Il y amène une Allemande, probablement prisonnière, rôle joué par Christiane Kubrick. Dans un environnement gris et noir en raison des vêtements des soldats et des couleurs de la scène, la chemise blanche de la femme, alors en train de sangloter – elle représente l’ennemi soumis à la volonté du dominant – donne lieu à un contraste unique dans le film. Le présentateur l’invite à « dire bonjour à ses messieurs » en s’adressant à elle en allemand. Elle utilise sa langue pour lui répondre et provoque alors les exclamations des soldats. Elle ne comprend pas ce qu’ils disent et eux ne la comprennent pas non plus. L’un d’eux se lève afin de lui dire de parler « une langue civilisée », signe dans les esprits du camp français que l’ennemi leur a été désigné comme barbare, comme le révèle la sonorité incompréhensible de sa langue. S’en prendre à un tel ennemi ne revient donc qu’à défendre le collectif de l’humanité civilisée dont l’usage de la parole reposerait sur davantage de raison. Le présentateur reprend la parole en dénigrant l’Allemande, montrée comme dénuée de talent, en dehors de sa beauté physique, accentuée par sa pureté au milieu des Poilus qui se divertissent avant de retourner au front. La réaction des soldats reste constante et s’accentue en présence de la féminité : une exclamation belliqueuse et relativement misogyne, c’est-à-dire empreinte d’une forme d’hostilité à l’égard de la femme et de ce qu’elle représente, une hostilité entremêlée d’un violent désir, parce qu’elle représente la familiarité et la sécurité dont le soldat est privé. La violence de ce rapport hostile est rendue par l’enchaînement des champs-contrechamps où l’Allemande est face à une masse d’hommes. C’est de plus la seule femme du film.

Le présentateur explique enfin aux soldats qu’elle est dotée d’une voix d’or. Les sifflements et hurlements de la masse masquent l’échange verbal entre le présentateur et l’Allemande. Mais en lisant sur les lèvres de ce dernier, on devine qu’il lui demande de chanter Der treue Husar, chanson dont l’origine remonte au poème Die gute Sieben, chant populaire retranscrit déjà en 1808 par Brentano et Von Arnim dans le troisième volume de leur Des Knaben Wunderhorn[1]. Elle se met à chanter, sans parvenir à se faire entendre sous les acclamations de la masse de soldats. L’un deux réclame pourtant qu’elle chante plus fort et performativement se fait entendre lui-même de ses camarades. La masse de soldats reste filmée en contre-plongée afin de montrer son ascendance sur la prisonnière isolée dans le cadre du plan suivant. Puis le silence se fait peu à peu, les plans sur les soldats se resserrent sur des individus dont l’expression face à l’ennemi change progressivement. Ils ne comprennent toujours pas sa langue. Mais ils se taisent pour l’écouter, acceptant ainsi l’ascendance momentanée de la prisonnière, exercée par son chant. On observe un retournement du rapport de pouvoir présent dans la structure en dialogue de toute communication.

Trois strophes sont prononcées par la chanteuse[2]. Les soldats reprennent en cœur la mélodie à partir de la fin de la première strophe. Leur fredonnement remplace les sifflets et porte véritablement le chant de l’Allemande.

« Es war einmal ein treue Husar

Der liebt sein Mädchen ein ganzes Jahr,

Ein ganze Jahr und noch viel mehr

Die Liebe nahm kein Ende mehr.

 

Und als man ihm die Botschaft bracht,

Dass sein Herbzlichen im Sterben lag,

Da liess er all sein Hab und Gut,

Und eilte seinem Herzliebchen zu.

 

“Ach bitte Mutter bring ein Licht,

Mein Liebchen stirbt – ich seh es nicht.”

Das war fürwahr ein treuer Husar

Der liebt’ sein Mädchen ein ganzes Jahr. »

« Il était une fois un fidèle hussard

Qui aima sa compagne toute une année

Toute une année et plus encore

L’amour ne prendrait plus fin

 

Et lorsqu’on lui apprit la nouvelle,

Que sa bien-aimée allait mourir,

Alors il laissa là tous ses biens,

Et se pressa auprès de sa bien-aimée.

 

“S’il te plaît mère, accorde nous une lumière,

Mon aimée se meurt – je ne la vois pas.”

C’était pour vrai un fidèle hussard,

Qui aima sa compagne toute une année. »

 

Les plans suivants enchaînent les visages de soldats désormais présentés isolés dans leurs sanglots, tout en restant unis dans la reprise du chant d’une langue qui n’est pas la leur. L’hostilité prend fin dans la communauté du deuil imaginé qui en dépit de tout désaccord conflictuel reste universel. Enfin, nous revenons au colonel Dax, filmé de face quelques secondes, songeur face à ce qui vient de se produire. Un de ses subalternes le ramène à la situation de guerre en l’avertissant qu’il faut repartir au front. Il décide d’accorder quelques minutes supplémentaires aux soldats, puis retourne à ses quartiers sur le pas d’une marche militaire, autre mélodie bien plus sinistre qui clôture ainsi le film.

Cette mise en scène de l’ennemi, qui n’apparaît que sous les traits de la femme, dans une scène de réconciliation finale, a probablement justifié les interdictions momentanées de la diffusion du film dans certains pays comme la France, l’Allemagne ou l’Espagne franquiste : le ton est anti-militariste. Le film produit une critique de la représentation de l’ennemi comme objet abstrait de haine dont la concrétisation par la destruction peut être suspendue. Cette figure abstraite de l’ennemi est produite par l’art militaire lui-même et reste loin d’être la seule envisageable dans la légitimisation de la violence afin de mener les guerres modernes. Par exemple, l’ennemi assimilé à la figure du criminel est encore une autre modalité que Kubrick cherchait à montrer dans certains de ses films. Il expliquait son choix de personnages, d’ores et déjà condamnés dès l’origine à subir un ordre politique et social qu’ils ne peuvent que refuser, dans une interview du 12 décembre 1958 :

« Le criminel est toujours intéressant à l’écran parce qu’il est un paradoxe de personnalité, une collection de violents contrastes. Le soldat est fascinant parce que toutes les circonstances qui l’entourent sont chargées d’une sorte d’intensité. Malgré toute son horreur, la guerre est le drame à l’état pur probablement parce qu’elle est une des rares situations persistantes où des hommes peuvent se dresser et parler pour les principes qu’ils pensent leurs. Le criminel et le soldat ont au moins cette vertu d’être pour quelque chose ou contre quelque chose dans un monde où tant de gens ont appris à accepter une sorte de néant grisâtre, à afficher une série illusoire de poses afin qu’on les juge “normaux” ou “ordinaires”. Il est difficile de dire qui est engagé dans la plus vaste conspiration : le criminel, le soldat ou nous. »[3]

L’intensité et la folie de la guerre sont donc mises en contraste par Kubrick avec la vie monotone, plus précisément unidimensionnelle, des spectateurs de la fin des années 50. Si la guerre doit avoir un sens, ce n’est pas d’être l’erreur d’un système social pacifique fondé structurellement sur l’échange économique. La violence socio-politique n’est pas non plus un penchant inné du genre humain dont les ultimes causes seraient biologiques, suivant l’idée d’une concurrence vitale imposant une institutionnalisation hiérarchisée de la politique et une exclusion des anormaux dont les supposées constantes biologiques hostiles seraient déréglées ou malades.

Les sociétés de masse nées des différentes révolutions industrielles expriment leur hostilité interne dans une dislocation du rapport sociopolitique au territoire, un modèle à concevoir par analogie avec une tectonique des plaques. Cette dislocation instaure des situations limites où l’individu, afin d’exister, doit s’opposer violemment, c’est-à-dire avec hostilité, à l’illusion de la vie pacifiée. Dans le contexte du réalisateur, il s’agit plus précisément de la vie quotidienne à l’époque de la Guerre froide, dans toute sa dimension fictive de pacification, considérée normale, en dépit des opérations de guerres effectives menées hors des territoires russes et nord-américains à cette époque. Cadrée par cette normalité, selon Kubrick, la vie ordinaire n’offre qu’une passivité nécessairement suspecte.

Qui est l’ennemi et comment apparaît-il ? Comme le dit Kubrick, criminels et soldats s’opposent à la banalité ordinaire. Pour autant, l’ennemi se conçoit-il strictement dans son opposition à toute amitié normale et raisonnable, se réduisant à l’anormalité accidentelle d’une société ? La guerre est un rapport collectif qui engage nécessairement une compréhension même naïve de l’altérité, compréhension qui conditionne en retour celle de soi-même dans l’acte de l’agression violente en situation hostile. Développer une pensée de la guerre dans ce contexte consiste d’abord à porter la critique sur la notion d’ennemi en politique. La désignation de l’ennemi joue la fonction d’une justification légitime pour tout conflit armé direct ou indirect. Quel est le statut sociopolitique de cet ennemi ? Parle-t-on d’un seul ennemi, de plusieurs, de son idée, de son abstraction ?

L’histoire de la philosophie politique suppose que derrière le mot « ennemi » se cache surtout le nom de Carl Schmitt. Il suffit de songer à ses conceptualisations effectuées entre autres dans La notion de politique ou dans l’un de ses textes plus tardifs, comme La théorie du partisan. La compromission politique de cet auteur discrédite rapidement l’usage de la notion. Mais dès lors que la recherche philosophique fait jouer un sens critique contre le sens historique, l’objectif d’une recherche sur l’hostilité se réduit à montrer qu’une rationalité politique, soutenue par une anthropologie propre aux rapports collectifs de violence, doit être élaborée en vue de comprendre ce qu’est la relation à l’hostilité en général – et non seulement à l’ennemi – relation à l’hostilité qui fonde d’une manière ou d’une autre toute polis. Autrement dit, comme l’extrait de film de Kubrick tend à le mettre en scène, l’ennemi existentiel des écrits de Schmitt n’est pas le fondement du politique, mais le résultat d’un art de la guerre et de ses évolutions – celui de la Première Guerre mondiale – qui nécessite d’être historicisé afin de mieux comprendre la relation étroite entre la désignation d’un ennemi et tout imaginaire national.

 

 

[1] Arnim Achim von et Brentano Clemens, Des Knaben Wunderhorn, Alte deutsche Lieder, Vol. 3, Heidelberg, Mohr und Zimmer, 1808, p. 34-36.

[2] Différente des versions classiques du 19e comme du 20e siècle.

[3] Traduit d’une interview en anglais au New York Time Magazine du 12 décembre 1958. Texte lisible en archive sur internet : http://www.archiviokubrick.it/english/words/interviews/1958filmfan.html.

Extrait traduit : “The criminal is always interesting on the screen because he is a paradox of personality, a collection of violent contrasts”, Kubrick says. “The soldier is absorbing because all the circumstances surrounding him have a kind of charged intensity. For all its horror, war is pure drama, probably because it is one of the few remaining situations were men stand up for and speak up for what they believe to be their principles. The criminal and the soldier at least have the virtue of being for something or against something in a world where many people have learned to accept a kind of gray nothingness, to strike an unreal series of poses in order to be considered ‘normal’ or ‘average’. It’s difficult to say who is engaged in the greater conspiracy – the criminal, the soldier, or us.”

Rudolf Eucken: Philosophicus Teutonicus

[:en]Rudolf Eucken - Die Träger des Deutschen IdealismusOn Christmas 1915, with the war firmly entrenched in deadlock and the August enthusiasm of 1914 a bittersweet memory, with an ever-increasing defensive posture of German intellectuals towards Allied accusations of “barbarianism,” Rudolf Eucken published a popular presentation of German thought, Die Träger des Deutschen Idealismus. At the outbreak of the war in 1914, Eucken was arguably the most internationally recognized living German philosopher: he had received the Nobel Prize for Literature in 1908; he had toured the United States in 1913 as visiting professor at Harvard University; he met Henri Bergson at Columbia University; most of his works had been translated into English and French. In August 1914, Eucken became one of the most vocal supporters of the German war-effort and a leading figure in the spiritual mobilization of German intellectuals.

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Bergson, from his garden chair to the public space // Bergson, de la chaise de jardin à la place publique

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Henri Bergson makes his entrance in the Open Commons of phenomenology. His main works : L’essai sur les données immédiates de la conscience (Time and free will), Le rire (Laughter), Matière et Mémoire (Matter and Memory), L’évolution créatrice (Creative Evolution), L’énergie spirituelle (Spiritual Energy)Durée et simultanéité (Duration and Simultaneity), Les deux sources de la morale et de la religion (The two sources of Morality and Religion), La pensée et le mouvant (Creative Mind) are now referenced. But my own research on the relation between the First World War and Bergson revealed to me an aspect of Bergson that those works do not show. Indeed, beside the work that made him famous, Bergson has been at his time an important political actor, and this action is quite unknown, since partly secret – and in totality a little embarrassing to us, pertaining to what we nowadays regard as “war propaganda”.

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A Theosophical View of the First World War

Cousins - War, a Theosophical View

The First World War elicited reactions and interpretations from a bewildering array of intellectual positions. Anarchists, avant-garde artists, theologians, biologists, pacifists, feminists and mystics (to signal but a few groups) all mobilized their intellectual resources to try to make sense of the unprecedented destruction enveloping the world.

Amongst these diverse interpretations, we find many that one could call ‘mystical’ to some degree. Broadly characterised, a mystical interpretation of the war would be one which sees it not as a man-made, political, or social phenomenon, but rather as the physical manifestation of some hidden cosmic drama, as a metaphysical battle between supernatural forces, or even as a divine trial of mankind.

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Under the influence… // Unter dem Einfluss…

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For quite some time now, I have been investigating Max Scheler’s influence on Jan Patočka, especially in Patočka’s Heretical Essays in the History of Philosophy. There, Patočka has a peculiar use of the notion of “force” and also develops his famous idea of the “forces of the night” / “forces of the day”. All these ideas develop without a distinct introduction in the 5th essay and then fully gain theoretical momentum in the 6th essay where Patočka gives his rather unique interpretation of the First World War as the decisive event in the history of the 20th century. In short, Patočka’s ideas of force and the forces of the day/night are tightly connected to his understanding of the First World War. However, the question is: who or what inspired this rather unusual interpretation?

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